Ce livre est en grande partie composé de textes publiés dans la revue Phréatique, sur des thèmes imposés par notre comité de rédaction, entre lesquels s’insèrent des poèmes qui étaient auparavant inédits.

 

Extraits

 

LE GARDIEN DE LA LUNE

écrit au début de l’année 1989, ce texte était paru dans Phréatique n° 49 – été 1989 (sur le thème “La Tête dans les étoiles” en lien avec le colloque auquel nous avions participé à Nice et qui avait réuni poètes, astronautes et astrophysiciens).

 

 

La Néante a été engendrée sous un ciel sans astre, alors que l’obscur béait ; Les râles et les mugissements demeurèrent secrets, à l’abri des planètes.

L’absence de lumière convenait à mes silences.

Je suis un mutant, ils me l’ont dit.

Venu d’alpha du Centaure.

 

Les paroles, dans le vide n’existent plus. Elle se perdent. Comme si elles n’avaient jamais été créées.

 J’ai cru.

Je serai l’époux de la Néante.

Pendant longtemps le ciel a été le lieu privilégié de l’esprit, de l’Idée. J’y ai cru. Je voulais n’être que transparence.

Mais découvrir, avec horreur, qu’il peut être matière et pesanteur, abjection, fusion de magmas – métaux et gaz – bataille où les dieux chassés de leur chambre périssent sans avoir atteint la fenêtre du sacrifice.

Ne reste qu’un refuge. Celui de la démence, délivrant ceux qui assaillis en leurs limites dans un combat où le sang des lasers éventre les villes désertées par les anges, se soumettent, subissent la déflagration de leurs organes jusqu’à l’extase, la tension de leurs nerfs en leur frottement avec les cordes célestes.

Le noir me sert de territoire, respire avec des cadences qui ressemblent à celles des étoiles.

Ni le chaos, ni la douleur.

Une absence d’être.

La démence délivre du suicide. Ou de son obsession.

L’espace, infini et éternel, j’en suis le créateur quotidien, celui qui musèle les animaux fabuleux pour que l’homme me croie naïvement en sa toute puissance.

La nuit fait un bruit d’étoffe qu’on déchire et sous mon crâne, entre les tempes, je perçois l’exaltation de ces fleurs jetées dans le vide pour la jouissance des morts.

Les anciens avaient raison : les âmes s’en vont dans la lune. J’en suis le gardien. C’est pour cela qu’ils ont essayé de m’interdire l’accès du temple et celui des jardins. Par épouvante. Mes doigts, liés à ceux de la Néante, connaissent le mouvement des âmes qui se débattent espérant encore la lumière comme liqueur de vie.

Mais ce sont les ténèbres qui charrient les constellations, le lait de leurs entrailles, bâtissent les orbites qui soutiennent leur voyage. Ou son illusion.

Rien ni personne ne peut échapper à l’enfermement de l’obscur.

Les autres représentant l’irrésistible, le degré inférieur qui conduit à la Chute, le masque, camouflant difficilement une pourriture qui gangrène jusqu’aux racines de l’univers, si bien qu’il tourne sur lui-même, sans issue et enfle, se démesure. C’est pour cette raison que les astres tournent également sur eux-mêmes, entraînant dans leur vertige, les événements, les œufs pourtant immobiles de la contemplation, la fierté des cathédrales, le geste interrompu.

Rien ni personne ne peut échapper à l’enfermement des autres.

Il existe des passages, des chemins qui retournent aux pulsations de l’ombre, qui sont l’envers du monde, où des parfums et des musiques accueillent les errants, hors des galaxies ; mais pour y parvenir, il faut avoir déjà quéri le Graal, demeurer Objet, si pur, si inexistant que l’innocence et la folie ne suffisent, il faut encore se désincarner, sept fois au moins, mourir toujours, se séparer de ses membranes successives, se désincarner, mourir.

Ils ne sauront jamais qui j’étais.

Une sentinelle. Dans les ténèbres. Brûlant d’un feu sans clarté et cependant chargé d’une mission sacrée.

Ces soleils, en me fuyant, répondaient aux interdits des hommes, célébraient, sans le vouloir, l’autorité de Celle qui m’avait ordonné l’exil, mon Maître, ma déesse. Ils m’honoraient. Sans le vouloir.

Ces étincelles, ces lueurs qu’ils m’envoyaient, mon regard les refusait et les projetait dans le corps gluant de leurs nouveau-nés. Ils ignoraient que je les avais enchaînés. Ils s’imaginaient m’avoir contraint alors que c’était moi, l’époux de la Néante, qui les surveillais et les collais à la terre.

Mais Celle qui m’orientait, qui me désoriente, m’envahit, désire que je devienne… celui qu’on ne nomme pas… celui au contact duquel se vide toute substance… la tête… si bien levée vers le noir… que plus une seule pensée… ne… que… la nuit enfin… dévorant mes… dernières paroles… désintègre… Obéir à la Néante… ma Reine… mon amante…

Ô quelle est cette lueur qui me traverse ?… Une comète peut-être… ou bien… j’ai… dans mes artères… une lave inconnue qui va me rendre… à la lumière… Je ne sais… plus… Qui… je suis.

 

*

 

Les armoires cachent des valises qui enferment des maisons dans lesquelles des armoires, aube après aube, enfantent la mémoire qui survivra – malgré le feu – aux insomnies du voyage.

 

*

 

LA PETITE ET LA GRANDE PESTE

également publié dans la revue Phréatique n° 92 au printemps 2000

(thème : Pestes et poisons)

 

à Yersin

 

 

Depuis la Nuit des temps, des hordes de pestiférés ont changé le vin contre le sang plus ou moins poisseux qui ensommeille le monde. Le regard de l’inquisiteur, par stimulation, excite les poisons du souvenir.

La petite fille aux cheveux roux sort de l’armoire, accompagnée de son cerceau et de son chien. Ses tresses relevées sur la tête l’auréole d’un air mutin qui agace. Intouchable pourtant. Les hommes aux bottes trop bien cirées, à grands pas cadencés, tournent autour d’elle, sans la voir. Morts vivants aux bras tendus, ils arpentent les routes, soumis au cauchemar d’une quête inutile.

La petite les nargue avec des pieds de nez, des langues tirées, des gesticulations insolites qu’elle invente tout exprès. Elle ignore jusqu’où ils peuvent aller, jusqu’où elle-même peut aller. L’affrontement durera peut-être l’éternité.

La petite et la grande peste grimacent à tour de rôle. Entre eux, la Néante, maquillée pour le cirque, trompe la mort par des jeux de brouillard et de reflux qui métamorphosent l’horizon comme s’il s’agissait de nuages en dérive.

Le bruit de leurs bottes fait trembler les murs et les vitres. Même les cathédrales se rapetissent subitement et soufflées. L’encre sur les pages du livre se colore du grenat de la guerre.

Le premier cercle franchi, au labyrinthe des enfers, ils se tiennent aux aguets, liés les uns aux autres par l’obsession des rites. L’astre noir qui devrait les conduire, en réalité, les détournes du périple.

Elle, insolente et perverse, ricane entre ses dents des mots qui les épouvantent. Debout, face à leurs troupes, elle ridiculise leur façon de marcher, leur façon de chanter, de donner des ordres et de propager la haine.

Leur bubon, en crevant, infeste les rivières et les eaux dont s’abreuve le peuple.

Dans chaque ville, une sorcière est brûlée pour l’expiation de leur mal. L’épidémie, pourtant, est inscrite dans les gestes et se transmet, insidieusement.

Sur la terre, il fait de plus en plus chaud. La nausée retourne les corps de l’intérieur vers l’extérieur. Les aubes ne parviennent plus à éclairer. Les arbres pourrissent et se déchirent au moindre vent.

La petite aux yeux verts cache ses démons sous des sourires enjoués : masque de feu qui refoule les gémissements, les effluves.

Les rats qui les précèdent, se chevauchent dans la fièvre, cavalent en rut, lavés de leurs propres innocence par le délire des hommes assoiffés.

Qui pourra dire demain que la guérison est proche ?

L’asphyxie sous ses ventouses, dévore le ciel demeuré serein. Les charniers, toujours, se verront en filigrane, et quelle que soit la lumière du soir.