N° 4 – 2011

 

 

Sommaire : Gabrielle ALTHEN, Jean-Louis BERNARD, Haïm-Nahman BIALIK, Eliane BIEDERMANN, Patrice BLANC, Patrick BLANCHIN,, Claudine BOHI, Denise BORIAS, Serge BOUVIER, Francine CARON, Francis CHENOT, Gérard CLERY, Danièle CORRE, Brigitte COTTAZ, Chantal DANJOU, Denis EMORINE, Pierre ESPERBÉ, FABRIZIO, Bernard FOURNIER, Jean-Paul GIRAUX, Roger GONNET, Bernard GRASSET, Rebecca GRUEL, JAPH’EIIOS, Monique LABIDOIRE, André LAGRANGE, Christiane LAÏFAOUI, Gérard LEMAIRE, Claude LUEZIOR, Michel MERESSE, J-Paul MESTAS, Thierry MISSONIER, Anne MOUNIC, Pierre OSTER , Gérard PARIS, Michel PASSELERGUE, PAULE, Jacqueline PERSINI-PANORIAS, Marie PIETRA, Georges ROSE, Henry ROUGIER, Jacques SICARD


Gérard CLERY

 

 

 

noté dans l’île


 

d’aussi loin que tu te penches

sous ton balcon loué

l’amour

soulève ta maison

Ici

les vitriers

sont comptables

de chaque fenêtre

tournée vers

le large

au bord de l’enfance

endormie

galop du cœur

sur la plage


golfe du cœur

dans la page


passeur ébloui

tu protèges tes yeux

Un golpe de ataùd en tierra es algo perfectamente sério

Antonio Machado

Livré à l’horrible dévoreusela chaleurIci mort ne demeure qu’une journée entre les vivants De lui qui n’avait pas trente ans reste une jeune femme mère à l’instant d’une promesse d’enfance Cercueil sur quatre épaules et derrière comme en courant cortège d’hommes parlant et fumant (aujourd’hui les femmes ne dépasseront pas la ceinture de remparts qui borde l’île)Devant va un corbillard videBlancheur de l’enclos de caroubiers grenadiers oliviers Cercueil bientôt déposé dans une morgue aux battants de verreRonde des hommes entre les niches du columbarium Accompagnement achevé portes du cimetière grandes ouvertes pour quel appelquelle fuiteLe père soc de chair vêtu de velours noir serre des mains à n’en plus finir (rangée derrière lui la parentèle)voix presque aigüe déroulant des sanglots Litanies des condoléances « acompano el sentimiento » échos éperdus de plus en plus « gracias gracias gracias » L’aboiement d’une cartouche de dynamite La mèche avait fait long feu le choc d’un cercueil en terre est

dauphin

l’idée partait

mener sa lecture au large

en revenait sans avoir épuisé

la mer

Ils sont deux sur la tour de vigie

tombée hier en désuétude

leurs yeux tournés vers l’essaim nocturne qui butine la mer


Un jour quelqu’un se souviendra

qu’ils allumaient leur cigarette

aux étoiles.


 

PAULE

Des paupières sans décor


Au cœur de la mémoire

ses fractures

ses morsures

d’un jour d’été


Parois transparentes

en mal de confidences

moment traversé


Reprendre

le silence

des mots ordinaires

Feuilles           fables

invisible

frontière du danger

vers cette brassée de houx vert

où s’absentent les années

Échos dispersés en désordre

retenus

dans l’espace d’un signe


Avec l’approbation du mot

qui porte le silence.

L’homme

tourne la page

s’entretient avec

la rose et le jasmin


Dans l’histoire de ses pas

le chemin du dimanche


Isolé

troublé

s’est éloigné

insensiblement

des poreuses parois

Libre la fenêtre

la fenêtre

un visage dans l’encadrement


Silence

et philtres suspendus aux roches volcaniques


Coquilles fêlées

au jeu

du vivre présent


Fragiles clairières

pour un pique-nique de printemps

les mots

parfaitement autonomes


Lampe ou projecteurs

au travers du sable.


 

MONIQUE W. LABIDOIRE :

LE POÈME A LA RECHERCHE DE LUI-MÊME

par Jean-Paul GIRAUX [1]

Mémoire d’absenceet

1942 une enfance et un peu plus…

(Editinter, 2010)

En 2000, à propos de l’œuvre poétique de Monique W. Labidoire qui venait de publier Mémoire du Danube (La Bartavelle)je m’étais interdit de constituer un savoir qui lui soit extérieur. On comprendra que ma perspective puisse être différente dix ans après et une demi douzaine de recueils publiés en plus, à l’occasion de la réédition, sous le titre Mémoire d’absence de ce même Mémoire du Danube épuisé – suivi de Là-bas et de L’archet de l’ange – avec cette circonstance décisive que la sortie du recueil s’accompagne d’un récit/souvenirs intitulé 1942 une enfance et un peu plus…

 

I L’enfance du poème

Avec 1942…, on peut parler d’autofiction dans la mesure où les faits évoqués sont réels ou du moins attestés (souvenirs en partie recomposés à partir du témoignage des autres protagonistes du récit), tandis que la technique narrative mise en œuvre relève de la fiction. Ainsi l’auteur rapporte en disant “je” les souvenirs reconstitués de la petite fille qu’elle a été pendant l’Occupation et dans l’immédiat après-guerre.

Je, suis encore très petite et je m’appelle Monika. Mais si je peux aujourd’hui raconter notre histoire, c’est qu’Anna et Jojo m’en ont souvent parlé. Ils ont rempli ma mémoire avec toutes sortes d’événements que nous avons vécu ensemble. Les souvenirs sont comme des poupées russes, ils s’emboîtent les uns dans les autres, à l’infini.

C’est la guerre. Il y a des Allemands qui n’aiment pas les Juifs. il y a des Français qui n’aiment pas les étrangers. Il y a des gens qui n’aiment ni les chats ni les chiens et qui sont toujours contre quelqu’un. J’ai beau interroger Anna, mais dis-moi, c’est qui les Juifs ? elle ne sait pas me répondre. elle s’énerve, ses yeux roulent de colère et m’ordonne de me taire : “Tais-toi, grince-t-elle entre ses dents, il ne faut pas parler de ça !” alors de quoi je peux parler moi ? (1942 …)

Se taire est un grand principe. La prudence y trouve son compte, surtout quand Gestapo et Milice infestent les rues et qu’il y a, un peu partout, de bons français adeptes de la délation. ça tombe bien, le silence, c’est comme une seconde religion chez les sœurs de l’orphelinat catholique d’Orbais-l’Abbaye où se cachent Anna, l’aînée de quelques années, et Monika la narratrice.

Des souvenirs, nous en mettons, pleins les tiroirs Anna et moi. Des meilleurs et des moins bons. Celui de notre baptême par exemple. Jusqu’à mon arrivée à l’orphelinat, je m’appelais Monika mais les religieuses m’ont appelée Monique en disant à Anna que ce serait mon nom de baptême parce que ça faisait plus français et plus catholique. Elles ont ajouté que c’était une très belle sainte patronne, la mère de Saint Augustin, un saint dont je n’ai pas encore entendu parler. Va pour Monique, mais je ne m’y habitue pas à ce “ique”. Le prénom d’Anna semble convenir à monsieur le curé.” (1942 …)

Ici, en plus des prières et du catéchisme, entre les chapelets et les messes, il faut cultiver le silence. Si on pouvait y ajouter l’oubli, ce serait encore mieux.Anna est sur la bonne voie. Pas Monika qui résiste, interroge, cherche à comprendre, à remplir les fameux tiroirs de sa mémoire. Comprendre quoi ? Qu’on appartient à une famille juive – en fait, ce n’est pas si simple – en tout cas, une famille d’origine hongroise, contrainte à l’exil par une barbarie qui s’installe, ce qui a valu à Monika de naître dans le Paris de l’Occupation où la traque à nouveau s’organise. Etoile à coudre sur les vêtements. Le “billet vert” qui a conduit Papa dans le Loiret, au camp de Beaune-la-Rolande, camp jumeau de Pithiviers, d’où il partira pour un lieu dont la petite fille découvrira le nom plus tard. Maman, à son tour, contrainte de se cacher.

Papa, je ne l’ai pas vraiment connu et je crois bien que maintenant j’ai aussi oublié maman. Son visage a disparu de ma toute petite mémoire. Celui de grand-mère est un peu plus présent avec ses yeux bleus rieurs, ses cheveux presque blancs tirés en chignon sur la nuque. Si on doit rester cachées trop longtemps, je ne reconnaîtrai plus maman. Dis Anna, ça fait combien de temps qu’on est ici ? Il faut rester encore longtemps ? Anna me dit : écoute, c’est l’été, nous sommes arrivées en hiver, tu te souviens comme il faisait froid ? Maintenant il fait chaud, on est en juillet, c’est l’été. Oui, mais on doit rester encore longtemps ? Jusqu’à la fin de la guerre, me répond-elle. C’est quand, la fin de la guerre, peut-être dimanche après la messe ? (1942 …)

La fin de la guerre ce n’est pas pour tout de suite. D’abord, après la séparation, il y a l’ennui, la faim, la tristesse des jours qui s’écoulent monotones. De bons souvenirs aussi : la brave sœur potager qui aime bien Monika, la communion d’Anna avec la belle robe blanche que les religieuses ont en réserve dans des placards. L’arrivée des Américains, enfin !

Les Américains ne parlent pas français ni latin comme Monsieur le curé ni hongrois comme grand-mère, ni yiddish comme Madame Cromsfeld. Madame Cromsfeld est la dame qui a donné l’adresse de l’orphelinat à maman pour la cachette. Les Américains ont leur langue à eux. Comment va-t-on les comprendre ? Comment va-t-on leur dire merci ? (1942 …)

Pour Monika, le retour à la vie normale, c’est l’absence du père dont on ne parle jamais devant elle, c’est le métro – Dubo Dubon Dubonnet (célèbre slogan publicitaire de Cassandre) – le Kouglof de la Grand-mère et le chat “matsko”, un mot hongrois qui veut dire “ourson” :

J’aime ce chat, tout de suite. Il se laisse caresser, il ronronne, je sens sa douceur contre mon cou, sous mes doigts, et soudainement je me mets à pleurer. Je pleure un bon coup, car dans les plus mauvais moments de ma très courte vie, j’ai dû retenir mes larmes, je n’avais pas le droit de pleurer. Tout en caressant “matsko”, je pleure parce que je n’ai pas eu beaucoup de caresses à l’orphelinat. Oui, je crois que c’est pour ça que je pleure, pour les grosses larmes bienfaisantes que je n’ai pas pu verser et toutes les caresses rêvées que je n’ai pas eues.” (1942 …)

C’est aussi, après l’orphelinat des bonnes sœurs, l’école laïque de l’Impasse Guéménée, près de la place des Vosges où on s’entraîne à la lecture dans Bridinette, un livre écrit par le poète Charles Vildrac et où la poésie est encore bien présente avec Jean de La Fontaine et Victor Hugo. C’est enfin le premier voyage à Budapest, le berceau de la famille, où la nomenclature communiste, parallèlement à une démocratisation remarquable de tout ce qui touche à la culture (musique, théâtre, livres), impose un régime soupçonneux qui restreint les libertés : liberté de circuler – liberté d’expression.

Là aussi, il faut savoir se taire.

Puis Monika ayant grandi, elle va avoir droit, elle aussi, à la belle robe blanche de la première communion, mais elle ne sait toujours pas que son père est mort à Auschwitz, victime de la barbarie nazie, avec la complicité active de l’Etat Français.

II Le poème à la recherche de lui-même

Tout poème appartient à l’actualité de son auteur. De ce point de vue, il s’écrit toujours au présent. Pourtant, et en dépit des réserves que soulève toute biographie, il paraît légitime de chercher à savoir ce qu’y devient le passé, sous quelle forme on le retrouve actualisé. Dans le cas de Monique W. Labidoire, la question revient logiquement à se demander de quoi exactement sont faits des poèmes dont l’auteur a été cette petite fille que fait revivre avec beaucoup de fraîcheur 42, une enfance et un peu plus

C’est ainsi qu’on peut y voir quelque chose qui ressemble à la tentation d’une parole cryptée dont on ne donnerait à entendre que la face sonore. Dans cette perspective, le poème, centré sur lui-même, se revendique comme une partition qui s’inscrit en calligraphies mélodieuses.

Le poète en fait elle-même le constat :

C’est ainsi que le sommeil nous prit dans le recommencement du poème et que les mots alignèrent des sons, des rythmes, des couleurs. Des odeurs prirent nos narines, des caresses trouvèrent nos peaux et nos yeux maquillés de stupeur virent les voyelles se déplacer dans l’apesanteur, les consonnes bouger dans l’espace.

L’exil du poème, LGR 2001 [p. 83]

Du coup, le poème devient un territoire où on se cache et où se vit – encore et toujours – la nécessité du silence. Ainsi voit-on la parole circuler à travers l’écriture dans une perspective formelle qui semble dire, en priorité, l’absence du poète, son refus de se dévoiler, quelque chose dont on pressent que ce pourrait être les effets d’une menace qui survit à elle-même, une reviviscence. Bref, le poète se trouve en situation de dire que “les mots ont moissonné le chant” puisque l’écriture seule marque sa présence et que tout se passe comme s’il était, dans son propre poème, un voyageur venu se rendre compte de l’état des lieux, incognito.

Etranges voyageurs qui prenez pour tout bagage les mots, pour tout langage le poème, nourrissez votre feuille au lait maternel, décorez vos cheveux de perles et de cailloux et buvez à la source les sons portés par les vents du désert. Etranges voyageurs vêtus de voyelles arrondies, alourdis de pesanteur de terre et poussés par des forces erratiques qu’entraîne l’aventure océane, Sages, murmurant les poèmes au cœur des cités perdues, dans le partage et la lumière, Sages restaurant les mots au sein des ossuaires, Vous saviez que seul l’écho des étoiles pouvait rassembler le chant à l’unisson des voix et que la pierre taillée de caresses savait donner réponse. (Soudaines Sources, Sac à mots 2006 [p. 9])

Sage le poète ? Mais alors, en quoi consiste cette sagesse revendiquée ?

Impassibilité de principe afin de ne pas se laisser submerger par un lyrisme facilement complaisant ou mécanisme de l’inconscient qui reproduit les interdits de la petite enfance ? Et si, précisément, la petite Monika Welger – elle qui a dû se cacher, se taire, refouler ses sentiments – censurait Monique W. Labidoire ?

Certes, qu’il soit “à l’écoute des lieux” ou à la recherche du passé, tout poète est d’abord dans ses mots. Le poème s’y “incarne”, terme récurrent dans l’œuvre de Monique W Labidoire, ou s’y “incarcère”, sa variante dramatique. A “l’écoute des lieux“, il naît de la terre, du paysage. A l’écoute du passé, il devient récit, il dit “Je me souviens… Je me souviens…”.

Dans tous les cas, le poète se veut bien présent – “Je sais qu’il y a moi / Au centre de ces pages” confiait-il dans Cassures (1983) – et il vit en priorité l’écriture comme un appel permanent à la naissance du poème, la recherche d’une forme qui le fait apparaître. Cela étant, le résultat est bien différent s’il entend se tenir derrière les mots et sur les marges, avec la conscience plus ou moins malheureuse que cette présence risque de lui être contestée, ou bien qu’il laisse les mots s’imprégner de la noirceur des temps, l’histoire y planter ses couteaux. Cette fois, voici que “Les mots s’engagent, armés jusqu’aux dents, grenades amorcées (Requiem), que le poème témoigne et se trouve embarqué dans une problématique qui fournit sa substance au recueil précisément intitulé Epeler le monde, récit/poème à deux voix (Monique/André, l’époux attentif et le premier lecteur) qui aboutira à la question centrale énoncée dans Requiem : “Quand le poème crie et crache ses noirceurs est-il encore poème ?

On ne commettra pas l’erreur de croire qu’il s’agit d’une problématique inédite dans la poésie de Monique W. Labidoire. Des échos plus ou moins assourdis s’y rencontrent dès les premiers recueils, et on admettra qu’il ne pouvait guère en être autrement chez un poète qui vit dans la familiarité de l’œuvre de Guillevic et dont l’auteur des Charniers a préfacé le deuxième recueil (Saisir la fête, Chambelland 1967). Mais le temps ayant mis à mal les espoirs, les illusions peut-être, trente ans plus tard, la voix d’André, saisi par les horreurs de l’actualité, est en droit de réclamer un nouvel examen du problème : “De quels textes, avec quels mots naissent les couteaux, les haches, les grenades et les bombes ?” (Epeler le monde), examen auquel la voix de Monique répond sans se dérober :

Elle tremblait en l’écoutant. il osait dire. Elle pesait ses mots, les allégeait pour quelque forme fardée, les masquait, ne les affrontait pas toujours avec la violence nécessaire. Le vieux poète lui avait appris à se coltiner avec les mots mais elle avait fait peu usage du combat au corps à corps. elle avait le vertige de la beauté et de l’harmonie, s’abritait derrière l’éventail.”

Epeler le monde, L-G-R, 2004 p 68

En fait, la violence du monde ne saurait totalement s’absenter de l’œuvre de Monique W. Labidoire, et on sait pourquoi. Bien sûr, elle peut prendre des formes détournées, allusives. Cependant, même lorsque le mot impose ses contraintes (j’allais dire sa tyrannie !), il y a toujours dans ses meilleurs poèmes autre chose que le simple jeu littéraire, à savoir une expérience tourmentée où elle se trouve constamment confrontée au besoin de se dire et celui de résister à l’effusion, le besoin de répondre à la contrainte exercée par les mots et celui de raconter (“épeler“) le monde à travers son histoire singulière. Finalement, on se dira que c’est en elle-même qu’à chaque instant dialoguent les deux voix du poète, celle qui s’accorde seulement à la beauté des mots, celle qui entend mettre en lisière les débordements de l’émotion, celle qui se tient à distance des fièvres, et l’autre, celle qui intègre les noirceurs de la mémoire, celle qui ne se contente pas de recueillir le “chant du rossignol” (Requiem), celle qui revendique les mots du quotidien, ceux qui s’engagent, ceux qui témoignent aussi d’un monde habité par les loups.

Peu de temps en jachère pour recentrer les mots. Cependant celle qui écrit hésite encore à balafrer la page, faire saigner le peu de vivant qui persiste à tenir. Dans l’interstice de l’instant, la pluie bat les flancs du monde, égorgeant les fleuves, recouvrant les maisons d’un suaire sans fin ; ici le maquis brûle, là le volcan explose, la terre, elle, tremble de toutes ses craquelures.

(Requiem pour les mots, Editinter 2009 p. 16)

Ainsi, la poésie de Monique W. Labidoire se réalise dans une sorte de dualité. Elle est parole écartelée où se côtoient les contraires, où la mémoire et l’oubli sont les deux pôles d’un même ressenti, où énoncer et dénoncer participent du même état des lieux. Une parole qui prend conscience que mettre la plume dans l’encre, c’est aussi mettre les mains dans le cambouis. Que choisir les formes d’un exil (dans le poème ou dans la vie), construire une œuvre qui fonctionne comme une réflexion toujours inachevée sur ce qu’elle doit être, s’atteler à la restitution d’une actualité dans laquelle s’enroulent les atrocités de l’existence, c’est toujours et avant tout se compromettre.

De cette dualité essentielle, douloureuse aussi, on en verra les effets dans le dernier recueil de Monique W. Labidoire, Mémoire d’absence[2] qui, on l’a dit, reprend et prolonge une publication ancienne aujourd’hui épuisée, où Mémoire du Danube et Mémoire de la barbarie sont désormais prolongés par Là-bas, Auschwitz-Birkenau-Cracovie et L’archet de l’ange, Budapest.

A celle qui a survécu, à la mère, Mémoire du Danube offre la part belle d’une poésie apaisée en dépit des soubresauts de l’Histoire. Le poème qui suit le fil de l’eau, le fil du temps, évoque autour du fleuve un paysage d’alluvions, terres de nomadisme et terres d’invasions, – la puszta hongroise – que le vent nourrit de son souffle comme un “chant sinueux”, comme une “plainte de roseau”, et qui se démet peu à peu de cette simplicité première où l’archet magique commande au violon tzigane pour finalement s’habiller d’une musique d’opéra. Pour le poète, désormais, les souvenirs ont la saveur des mots de la langue nouvelle, aussi doux que le miel de là-bas et dorés comme un vin de tokay dont se retrouvent les reflets ambrés dans les tresses blondes des filles. Le poème est – on le comprend bien – un hommage rendu aux origines.

Avant de se nommer Danube, le fleuve courbait ses rondeurs, recevait l’ombre des grands sapins noirs, châteaux et monastères prenaient miroir d’eau, jetant semence et prière. Les villes voilées de musique gardaient aux ténèbres les partitions apocryphes, la vieille Europe valsait sur les parquets au point de Hongrie, fascinée de soierie et de marbres. (Mémoire d’absence)

On est alors en présence d’un art presque parnassien qui s’accorde à la sérénité du chant. Rien ou peu de chose pour troubler la quiétude des mots et leur ordre séquentiel, contrairement à ce qui se passe dans la seconde partie dont le titre est clairement un cri d’alerte, Mémoire de la barbarie, séquence symétrique, dédiée – et voilà qui change tout – à celui qui n’est pas revenu, celui dont on ne parlait surtout pas devant la petite Monika, ce père dont elle a dû découvrir peu à peu le terrible destin : “Tu nourris d’os calcinés les heures blanchies de chaux…”.

Enfin, elle peut accompagner ce pèredont “…la main saigne de blessures tatouées au chiffre bleu sur un bras”, sur le chemin de l’enfer et lui faire l’offrande d’un long poème arraché à la tentation du silence et du repliement :

J’avance moi aussi après tant d’années d’exil de la parole, j’avance dans le poème incarcéré de conscience, dans cette langue étrangère de territoires étranges, dans la culture du champ investi de doryphores qui trouent les feuilles de pommes de terre.

(Mémoire d’absence [p. 54])

Car il ne pouvait être question de laisser “la nuit et le brouillard” définitivement envahir la conscience des hommes, la barbarie piétiner la mémoire. Pas question d’admettre que chaque jour et “Demain encore nous entendrons la porte du wagon plomber l’espace” ! Au poète il revient aussi de remuer les cendres et de prononcer les mots par lesquels il entend affirmer que la mémoire soutient notre espérance.

Aujourd’hui, je lis les noms sanglants de villes ordinaires :

Auschwitz

Birkenau

Buchenwald

Sobibor

Dachau

Trop d’autres encore.

Et j’écoute sonner les bruits de la mémoire mêlés à ceux de l’oubli.

Des voix incinèrent l’ultime souvenir du lever du jour

Pourtant le soleil éclaire encore les espaces innommables

Après les camps, le poète écrit le nom de l’espérance (Mémoire d’absence)Comme il lui revient de trouver assez de force pour suivre la “trace d’un réel insensé ” et refaire le chemin du père martyrisé. D’aller Là-bas : Auschwitz-Birkenau-Cracovie… et au-delà des mots :

Je suis là moi aussi noire du même deuil. J’avance vers le fini au seuil désormais franchissable. des mots d’épouvante grimacent, rident les lèvres, mouillent les yeux, rougissent les oreilles et la main ne peut toucher l’étendue du désastre. Car, ensemble, nous sommes l’étendue du désastre. Là-bas n’est que fumée noire, boue, détritus, sueur, les mots s’incarcèrent dans les chairs brûlées et il ne reste qu’un bagage vide et les longues nattes des femmes blanchies de chaux. (Mémoire d’absence).

Et puis ce sera, avec L’archet de l’ange : Budapest, un retour au “lieu natif, mémoire au goût de lait“, la ville de ce père disparu dont la petite Monika, devenue grande, a appris à apprivoiser la mémoire, à lui trouver sa place dans le poème.


[1] Extrait de la présentation que Jean-Paul GIRAUX a faite dans le cadre de Territoire du poème, le 17 décembre 2010.

[2] Préface d’Henri Bulawko, président de l’Amicale d’Auschwitz (Editinter 2010)