N° 6 – 2013

 

 

Sommaire : Claude ALBARÈDE, Alain BENOIT, Jean-Louis BERNARD, Raymond BEYELER, Patrice BLANC, Philippe BRAHY, Guy CHATY, Gérard CLÉRY, Jean-Pierre CRESPEL, Maurice CURY, Guillaume DECOURT, Eliane DEMAZET, Pierre ESPERBÉ, Jean-Paul GIRAUX, Florence GIUST-DESPRAIRIES, JAPH’EIIOS, Michel JOIRET, Monique LABIDOIRE, L’OG, André LAGRANGE, Daniel LEDUC, Olivier LE LOHÉ, Claude LUEZIOR, Romain MALLET, Hervé MARTIN, Bojenna ORSZULAK, Pierre-Dominique PARENT, Gérard PARIS, Jean-Pierre PARRA, Michel PASSELERGUE, Jacques SICARD, Richard TAILLEFER, Arnaud TALHOUARN, Odile VIÉ-DAVID.

Notes ou articles sur Jean-Louis BERNARD, Danièle CORRE, Nicole HARDOUIN, José MILLAS-MARTIN, Armand OLIVENNES, Pierre OSTER, Michel PASSELERGUE.

 

*

 

Photo de Romain MALLET

Extraite de Matières grises[1]


[1] Matières grises est publié chez Opium Editions (25 bd Arago Paris 13e) – Textes de Michel Joiret. Photos de Thomas Joiret et de Romain Mallet

Romain Mallet

*

Gérard CLĖRY

À Mireille Fargier-Caruso

Et toujours ces vieilles égarées couchant à même le trottoir de Paris Sacs de plastiques toit de cartons Corps devinés dans l’humide Les imaginer Là-dessus Là-dessous Là

Deux parapluies abreuvés de neige disent leur nombre

Nuit venue la neige fondue leur fait plier misère sur les marches du commerce de linge huppé qui occupe l’espace d’une librairie éteinte L’une – exultant presque – assise au milieu des degrés entre les nippes sauvées des eaux l’autre silhouette debout coiffée au bol un peu perdue

Un lambeau de l’impossible refuge s’imbibe au pied de l’immeuble voisin

Le matin les ramène là où les autres – nous – vont protégés et debout

Et regardant parfois sans détourner les yeux.

*

Jean-Louis BERNARD

 

 

Sa lecture de

FLAGRANT DELIRE

de Claude LUEZIOR [1]

 

 

 

En 22 poèmes suivis chacun d’une ou deux phrases courtes (sauf le dernier : pas un hasard bien sûr, Claude Luezior est un poète de grande lignage, et comme tel, sait célébrer l’inachevé), nous voici conviés à offrir l’éphémère à nos mannes en connivence. Et qu’est-ce que l’éphémère ? Ce qui, par sa répétition infinie, est source de la pérennité.

Etonne-moi, disait Cocteau à Diaghilev. Adresse explicite à l’aimée (implicite à l’auteur lui-même ?), ainsi débute ce livre. Mais avant ce début, sans doute fut le songe. Qui dépouille le monde de son utilité et rappelle que l’homme est avant tout un être de désir :

Goûte mon amazone,

ton appétence pour moi

la folie de nos pastels

et l’abondance du levain.

Le songe est une recherche qui commence par un abandon. Et l’abandon est là. Au désir donc. Mais aussi aux chimères et sorcières qui courent en filigrane de ces pages. A la Grèce éternelle, d’Ulysse au Pantocrator. Et à une sorte de mysticisme œcuménique remontant aux sources moyen-orientales :

Genèse précieuse

où respirent les pèlerins

dont les paumes

sont devenues brasiers

et les flagellations

terres de renouveau.

En cet abandon, Claude Luezior met le doigt sur l’incompatibilité fondamentale entre écriture et parole : celle-là est pratique du non-savoir, celle-ci nécessite qu’on sache (Roberto Juarroz : Le non-avoir est un refuge). Et cependant, paradoxalement, ce non-savoir de l’écriture alterne avec un savoir particulier, celui de l’écart et du détachement, et devient alors regard enroulé autour de sa propre origine, regard aidé par une mémoire arythmique, cousine non éloignée de l’oubli (dans les broussailles de l’oubli / s’ouvrent les pétales d’un sourire). Alternance pouvant aller, chez les mystiques, jusqu’à une tentative de synthèse (le non-savoir sachant de Jean de la Croix). Claude Luezior n’en est pas là : il aime trop la chienne (qui) rêve aux renardes et les menuets parfumés / de corps à corps / en désirade ; et creuser le puits ne lui fait jamais oublier la margelle.

A mi-chemin entre jouissance et ascèse, entre désert et limon, le poète avance sur un fil (je suis l’inapaisé). Lorsqu’il le perd, il continue, comme dans les dessins animés. Alors se fait jour sa connivence avec les gouffres (Rien de nouveau sous le soleil. Mais l’ombre et la nuit, quelle richesse !) qui empêche sa chute, qui lui donne la chance de s’accrocher au surgissement (invisible jumeau du vide). Ainsi, dans ce livre, se condensent l’archive et l’apparition, la trace et le vif, l’amour des commencements et la poésie des confins. Ainsi la parole s’y fait-elle à la fois instant et territoire.


[1] Ed. de l’Atlantique – 2012.

*

 

Bojenna ORSZULAK

A la porte battante de l’enfance

le triste savoir

la tyrannie des horloges

Et tout doit disparaître

bulles irisées de joies

vagabondes

monstres vaincus

à coups de mots

moustaches de chocolat

doigts tachés de miracles

sommeils absolus

Notre première mort

l’enfance emportée

sur des chevaux de bois

Tu pleures les neiges perdues

les feuilles par trois fois en allées

chute ascension furtive mise en terre

L’alphabet inversé

des heures et des baisers –

tu tournes le cœur

mais impossible de revoir

ceux de l’aube

Entre les cils et les doigts

le silence

et le soleil roux qui roule

l’obole du soir

Je pense à

l’exigence de la roche

qui nargue mon corps éphémère

et n’a nul besoin d’âme

à la vie limpide

de l’oiseau

qui transgresse les limites

de la gravité

et de mon regard

Écrire – rouler une pierre

vers l’impossible acmé

accepter sa chute inévitable

quand le blanc l’emporte sur les mots

LE DIT DU MORT

Je suis une ombre

oublieuse de son corps infidèle

l’écho des mots errants

entre les murs des montagnes

les jalons des cailloux

sous le linceul de l’eau

ou du vent –

qui peigne la terre

Je suis les feuilles –

poussière de rouille

sous les pas impatients

des vivants

Et parfois

je reste parmi vous

dans les ornières de l’encre –

sang noir

des brèves lumières

J’attends intensément,

comme l’eau qui rompt les digues –

son vertige,

plus-que-vivante- – –

*

 

Patrice BLANC

 

 

 

 

LE GRAND MUR BLANC

 

 

 

Je m’assieds sur le pas de la porte et contemple le grand mur blanc. Le grand mur blanc de la porte qui est fermée devant moi. Dans le grand mur blanc de la porte qui est fermée devant moi, une autre porte pourrait s’ouvrir ; mais elle ne s’ouvre pas. Personne n’entre et personne ne sort. Je reste assis sur le pas de la porte du grand mur blanc qui est là devant moi.

Ici, il fait frais. Un léger mouvement d’air s’est installé entre les deux petites portes autour de moi. Entre les deux petites portes stagne un silence cassé.

Tout autour, règne ce silence coloré qui recule le long du grand mur blanc qui résonne.

Dehors, c’est la rue. Passe une femme en faisant claquer ses talons. Derrière le grand mur blanc pèse la chaleur de l’été. J’ouvre la petite porte qui donne sur la rue vide. Très haut, au-dessus des toits le soleil est une bombe.

Assis sur le pas de la porte, du bout des ongles j’égratigne le mur blanc. La lumière passe sous la porte, comme lorsqu’enfant j’allais m’endormir. Le grand mur blanc cache la rue. Il n’y a que l’ombre. A l’intérieur de moi-même, je me regarde dans le grand mur blanc comme dans une glace. Le grand mur blanc brille de millions de pétales collés. J’attends qu’il pleuve comme j’attends l’autre baptême. J’attends assis sur le pas de la porte.

Le silence s’est brisé en millions de perles de verre, comme un tremblement de terre a bousculé le grand mur blanc. J’ai respiré par saccades l’air lourd qui est passé dessous la porte. J’ai écrasé ma main sur la petite porte qui ne s’est pas ouverte. J’ai cogné de mon front le silence en blocs de glace noire qui resserraient l’espace ; et – …

Assis sur le pas de la porte, j’ai décidé d’attendre que s’entrouvre le grand mur blanc. Aucune chaleur, aucun silence, aucun pétale n’a glissé. Il me semble que je m’étais enfoui à l’intérieur de moi-même : et je ne me regardais plus. Sur le grand mur blanc mon image s’était effacée.

Assis sur le pas de la porte, j’ai décidé d’attendre qu’on vienne me chercher. J’étais dans un lieu que j’avais imaginé et qui m’avait ainsi emporté.

Y avait-il réellement eu la présence du grand mur blanc …

J’avais rêvé que j’étais assis devant le grand mur blanc de mon imagination.

*

 

Guillaume DECOURT

 

 

Entièrement

Le puits chante le fond. Sécheresse. Cadavres blancs des cigales aux volets clos. Une femme est montée nue dans l’arbre. Elle regarde au loin. Les seins perchés au-dessous de la pluie.

A perte de vue

On ne l’embrasse jamais sur les yeux. Cela porte malheur. Je n’en dirai pas plus à qui m’entend, toute parole en l’air manque toujours d’ensevelir. Tout juste apprendra-t-on qu’elle porte une île en sa demeure, et que féconde, elle ne s’arrondit qu’en poussant des cris d’oiseau migrateur.

Battements

J’ai perdu mon regard de sicaire

En cours de route

Écoute

Comme je déraisonne

Admirablement bien

Comme tu ne dis jamais rien

Et comme je suis à quia

Immobile

Qui n’aspire cependant pas

Au gravide

Tu ne sembles te définir

Qu’aux ovaires du temps

Saine et sauve

À ton ancre dans le sol

À ta démesure à tes battements

À nos amours sans bruit de paroles

*

Demain

Bonheur apatride. On entend l’homélie d’un grillon dans le sable mouillé. Elle me regarde comme on se regarderait plus jeune. Elle dit : « Les chaînes disparaîtront toujours autour d’Athènes. » C’est ainsi.

Du retour

Crucifié sur fond de toile bleu tu fais la planche trop loin du rivage. Bonheur royal. Foutaise de ce qui est en puissance et grésillement des cigales encore bien après la fin du jour. Inconsolable, tu danseras de nuit tout autour de toi-même.

*

 

Jean-Pierre CRESPEL

 

 

A écrire les initiales du souffle [1]

 

 

 

Pollen des siècles aux nuées

Terres de cire et de résine

aux semailles de pierre

Tortueuses branches

Sous les neiges glaçantes

Sommeillant sur la cendre ovale

L’oranger

écorçant les vents

lourds de nostalgie

Des fenêtres aux amples paupières

nous parcourons cette pénombre

ces semailles en long en large

les marées régénèrent les sanctuaires des eaux stagnantes

Méandres des mâts dans la brume de pollen

Les pierres partagent l’avril

de notre traversée sans fin des entre-temps

Dans une lune givrée d’aube et de nuit

Nos racines comme fragments ensevelis

Aux terres sapides

Qui apaisent

Submergés nous sommes

Des nuits secrètent

nos cimes pourpres

nos tentures aux broderies

captant la lumière des matins

messagers de l’aride ébloui

Le gouvernail nous est insaisissable

Perdu au large

l’Océan sur les pierres

Enténèbre toutes feuilles miroitantes

Originel incessant

A écrire les initiales du souffle

lueurs sur les hauteurs

à la recherche du sanctuaire oraculaire des regards

voix des hasards

des présages

flamboyants

Nous cherchons à tâtons

 


[1] Ce texte fait l’objet d’un livre d’artiste en version italienne