N° 3 – 2010

 

Sommaire : Nicole BARRIÈRE, Jeanine BAUDE, Luc BĖRIMONT, Jean-Louis BERNARD, Patrice BLANC, Claudine BOHI, Hervé BORREL, peintre, Georges CATHALO, Guy CHATY, Gérard CLĖRY, Jean CROCQ, Christian DEUDON, Jean DUBACQ, Alain ELUDUT, Pierre ESPERBĖ, Elie-Charles FLAMAND, Roger GONNET, Brigitte GYR, Bernard HUE, Béatrice KAD, André LAGRANGE, Gérard LEMAIRE, Michèle LÉVY, Paul MATHIEU, Jacques MERCKX, Jean-Paul MESTAS, Paul MICLAU, Bernard MONTINI, Martine MORILLON-CARREAU, Gérard MURAIL, Pierre-Dominique PARENT, Gérard PARIS, Michel PASSELERGUE, Claude PETEY, RUFUS, Jacqueline SAINT-JEAN, Jeanine SALESSE, Jacques SICARD, Alice SPINDOLA, Katty VERNY-DUGELAY, Hélène VIDAL, Luc VIDAL, Serge WELLENS.

 


CATHALO Georges

 

 

Vagabond

 

venant de nulle part

allant on ne sait où

il dérive et dérape


il n’a plus qu’à lever les yeux

vers un ciel sans nuages


il n’a plus qu’à baisser les yeux

vers une terre sans promesses


il n’a plus qu’à attendre

des jours gonflés de haine

et de silences retenus.

 

 

Retournement

 

 

le jour retourne à la nuit

comme une blessure en attente

qui laisserait un soleil de sang

alors tous les corps fatigués

voudront se redresser lentement

sur les pavés paralysés


alors sur le damier des villes

surgira l’espoir l’inattendu

pour secouer la chair moite de l’angoisse

la malaxer la retourner

étincelle égarée parmi les galaxies.

 

 

Absence

 

 

le soir descend

on rabat les volets

on referme les portes


demeure orpheline

du rire des petits-enfants

elle se replie

sur un silence inaudible


dans les chambres éteintes

planent encore des odeurs

troublants mystères

dérisoires regrets


et déjà les souvenirs

sont les étoiles éparpillées

d’un quotidien à reconstruire.

 


Éclair

 

 

à peine le temps de respirer

d’ouvrir les bras d’ouvrir les yeux


juste le temps

de saisir une goutte perdue

entre deux torrents

de nuit et de lumière


à peine le temps de rêver

en croisant un regard perdu


ou le temps d’entrevoir

un éclair entre deux miroirs brisés.

 


Jean-Louis BERNARD


 

 

 

Terre dressée

par des gestes d’oiseaux

intuition de granit


au très lointain

les crêtes

absolvent les brouillards


vibration de la brèche


de la cime au socle

habite l’immobile


silence enfoui

sous le nom du silence

répond au reflet

d’une source excommuniée


lieu d’humilité sauvage

où nous gravit

toute fugace immensité

Dans nos parages coutumiers

se mirent

d’étranges cathédrales


en d’improbables reliquaires

l’héraldique de nos blessures


gestes en bribes

verbe en ascèse

cloués sur

l’antiphonaire du temps


écoute immémoriale

convoque le dire

pour quelques agapes

de syllabes culminantes

révèle

au-delà d’une phrase

sertie dans le langage


l’absolu d’un galet


 

Jacques SICARD

 

 

 

Alain Resnais

 

Cœurs. 1 – Parfois, il neige dans les chambres.

Toutes les chambres sont accueillantes. Elles ressemblent à notre image. Qui ne ressemble pas à notre réalité, celle de qui, peut-être, est assis au coin du lit, tournant le dos à une femme peut-être endormie, songeant à son cœur vide et à ce qu’il faut faire malgré tout. A l’abri de toutes les chambres, quoiqu’on y souffre, on est heureux et, à l’insu du reste, on se promène en chemise blanche.

Toutes les chambres sont accueillantes. Mais aucune ne l’est plus que celle d’Alain Resnais, ce Proust cinéaste, où il neige entre la porte et la fenêtre, sur un monde qui ne fait pas vingt pas. La neige tombe de l’ampoule électrique et du plafond bas – le cœur en ralentit, les couleurs n’embrouillent plus l’esprit. Une neige sans nuages qui dépose sa résille pâle uniquement sur les épaules et les maux des personnages qui, dans ce climatique habit du dimanche, semblent aller à une fête bienheureuse où l’on ne chante ni ne danse, par le chemin dérobé que la neige ouvre, puis aussitôt referme, de la plinthe aux rideaux.

Dehors, il neige aussi, et la rue a de la merde jusqu’au bas-ventre de ses passants.

 

2 – Le rideau de la neige est tombé. La nullité des choses n’a plus d’autre théâtre qu’une chambre où il neige. Des quatre murs prophylactiques qu’elle a levés, flocons après flocons, cristaux après cristaux, la neige intérieure tombe sur les épaules d’hommes et de femmes qui se parlent.

A l’abri de cet écran vibratile, l’ordinaire de leurs plaintes, mot après mot, phrase après phrase, devient un poème de la déploration. De cœurs béants, les voici cœurs retenus. Entre eux, mais sans les désunir, à la suite de Roberto Juarroz, comme un apaisement, le rideau de la parole lui aussi est tombé.

 

Alain Resnais

 

Je t’aime, je t’aime. – Je t’aime, je t’aime… Non, une seule fois suffit.

Avoir la possibilité de revivre tout ou partie de sa vie, ce serait avoir la possibilité de revivre sur le double mode de la répétition et de la conscience.

Revivre ce serait revivre à l’identique, mais selon un ordre différent de ce qui une première fois fut vécu, nouveau montage appelant la conscience, celle d’un destin scellé, tel que jamais hors de lui-même, et de la lettre morte des possibles, condamnés à une éternelle figuration – autrement dit, en y ajoutant l’effroi.

Si la vie se répétait, elle le ferait une fois sous la forme de l’inconscience, une autre fois sous la forme de l’épouvante.

 

Michelangelo Antonioni

 

L’Avventura. – L’amour, dit-on, serait notre seul contretemps – ce temps à l’arrière-plan du temps et lui tournant le dos. Lui seul, en dépit de son petit et grand guignol, serait en mesure de provoquer une syncope dans les cours jumeaux, a priori si bien réglés, du sang et des échanges (ce soir, ici, qui n’est pas l’Avventura, qui n’est pas Lipari, qui n’est pas Monica Vitti, ce soir, ici, petit port de pêche du sud, chacun flairant les chaleurs de l’autre en plein négoce de nuit sous une pluie dont on aurait pu compter les gouttes.)

Le coma bref des baisers, la disparition amoureuse dont la convention veut qu’ils fassent un instant vaciller la colonne des chiffres, la méta-humanité promise et le gène prédisposant au cancer, Antonioni les filme comme une scène d’épouvante – et ce n’est plus qu’épouvante contre épouvante, soudain, épouvante des émois contre épouvante des économies, celle du corps et celle des marchés, résultat d’un froid mouvement de désolidarisation, tout en faux raccords et silences, où se reconnaît la marque hautaine du ferrarais : un autre sorte de contretemps – on n’avait jamais vu ça.

 

 

Young Mister Lincoln (Vers sa destinée)

de John Ford

 

 

1. – Ce qu’il faut de douceur pour rester doux parmi les autres – ce qu’il faut savoir danser une danse où à deux pas en avant succède un pas en arrière –

ce qu’il faut d’absence au milieu du désir naissant pour rester fidèle à un souvenir, qui est à la fois un visage de jeune fille, un fleuve sous la lune et une idée–

ce qu’il faut de fidélité à une tombe et son bouquet de perce-neige, pour quitter un jour la tendresse d’une sauvagerie native et vouloir changer la brutalité du monde –

ce qu’il faut de misanthropie, d’inimitié non déclarée qui à toute chose mêle la distance d’une exquise politesse, pour un authentique engagement politique, celui qui fonde un espace commun supportable –

et ce qu’il faut de violente réactivité chez Ford pour ralentir à ce point le cours de ses images – jusqu’à faire le portrait d’un acteur de l’Histoire en homme qui regarde passer le temps.

2. – La tombe aux perce-neige où se recueille le jeune Abraham, pas encore Lincoln – j’y vais ou je reste, lui demande-t-il ? – le bois de Justice ou la maison dans les bois ? – mais le silence des morts – le hasard d’une branche cassée en décidera – comme un jeu que l’on aiderait un peu –

ce sera la Loi, l’action – mais la fixité de l’image fait que l’on entend toujours : « j’y vais ou je reste » – et son oscillation, l’insistance de son oscillation finit par faire exister indépendamment le point d’équilibre,

le point nul par où elle passe et repasse – point qui est sa fidélité à la jeune fille sans voix sous les pierres, la neige, les gouttes-de-lait tendres – comment dire ? – comme si, dans le dos du mélancolique Lincoln qui questionne et hésite,

le fleuve n’oscillait plus entre l’amont et l’aval, l’arbre osseux entre la boue et la glace, la lumière entre les nuances de gris et son grain – ce suspens est une porte – il la pousse et prend la main de l’endormie.